L’histoire retiendra-t-elle que des décennies de clivage se sont refermées avec les volets blancs de la préfecture maritime de Toulon, le 29 août 2025 ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, les dirigeants des deux pays et leurs ministres réunis ce jour-là en « sommet » dans la chaleur varoise, n’étaient pas avares en déclarations tonitruantes. « Le moteur franco-allemand est reparti », lançait le chancelier Friedrich Merz devant la presse, quand Emmanuel Macron évoquait le « réalignement des politiques énergétiques ».
Six mois après la victoire de la droite CDU/CSU de Friedrich Merz aux élections fédérales allemandes, le rapprochement tant espéré de chaque côté du Rhin aurait déjà porté ses fruits. En matière d’énergie, Paris et Berlin se sont engagés à Toulon à respecter le principe de non-discrimination entre les différentes technologies décarbonées. Et même à porter « des propositions conjointes [de] modifications ciblées de certaines règles européennes » pour concrétiser cet objectif, selon le communiqué conjoint.
Mais pour l’entourage de l’ex-ministre de l’énergie, Marc Ferracci, qui fait l’exégèse de la déclaration commune, l’accord va encore plus loin. Il serait même « historique ». Derrière les précautions diplomatiques prises dans le texte, il faudrait comprendre que la France a obtenu le soutien de l’Allemagne dans sa bataille pour que les objectifs européens de consommation soient exprimés en énergie bas carbone, et non plus en part de renouvelables. Une position défendue de longue date par Paris pour faire reconnaître le rôle du nucléaire dans la transition énergétique, et à laquelle Berlin est traditionnellement formellement opposée.
« Ce qui est en jeu, c’est que le prochain paquet législatif européen, prévu en 2026-2027, ne comprenne pas une quatrième directive énergie renouvelable, mais bien une nouvelle directive […] neutre technologiquement. Et c’est un sujet sur lequel nous avons un accord plein et entier avec l’Allemagne », se félicitait le cabinet de Marc Ferracci début septembre.
Le gouvernement de Sébastien Lecornu a été annoncé dimanche 5 octobre, mais les ministres délégués, fonction assurée par Marc Ferracci dans l’équipe de François Bayrou, n’ont pas été nommés. Marc Ferracci est donc officiellement ex-ministre à l’heure de finaliser ces lignes. L’énergie est pour l’heure dans le portefeuille de Roland Lescure, qui a hérité de Bercy avec l’économie, les finances, la souveraineté industrielle et énergétique.
Du nucléaire contre du gaz
Or ces concessions allemandes ne se font pas sans contreparties. Mais là-dessus, les deux voisins sont moins loquaces. Devant la presse, le ministre français concédait à demi-mot que « reconnaître le rôle du nucléaire en France c’est, en miroir, reconnaître la stratégie allemande, qui se base sur l’hydrogène et sur les centrales à gaz pour produire de l’électricité ».
Un professionnel allemand de l’énergie anticipe « le retour de la coalition progaz, pronucléaire au niveau européen ». Il rappelle que « les Allemands ont besoin du soutien des Français » pour convaincre Bruxelles d’accepter leur projet de construction de dizaines de centrales à gaz. L’accord de coalition prévoit 20 GW de nouvelles capacités gazières pour 2030.
L’Allemagne tente aussi de faire valider par la Commission européenne le mécanisme de capacité censé soutenir financièrement ces centrales à gaz. Étant donné le caractère éminemment politique d’une telle décision – à rebours de la position de l’Union européenne, qui prône toujours la sortie du gaz à long terme –, le soutien français pourrait faire pencher la balance au sein de la puissante Direction générale de la concurrence, la « DG Comp ».
Intuitu personae
Si les ministres allemands ont été plus discrets que leurs homologues français, c’est qu’ils sont moins à l’aise pour crier victoire.
L’accord non écrit sur la directive bas carbone aurait surtout été passé intuitu personae entre Marc Ferracci et Katherina Reiche (CDU), ministre allemande de l’économie et de l’énergie. Sans trace écrite officielle donc, mais avec l’approbation du chancelier Merz et du président Macron.
« La chancellerie et la ministre Reiche ont conclu le deal et veulent le mettre en œuvre […] et à la fin, ce sont eux qui arbitrent. Il y a donc bien un accord validé à 100 % au niveau politique », veut croire un fonctionnaire de Bercy.
D’autant que, au sein même du gouvernement de coalition allemand, mêlant ministres issus de la droite CDU/CSU et sociaux-démocrates du centre gauche (SPD), la question nucléaire divise. « Les sociaux-démocrates restent fermement opposés au nucléaire, tandis que la CDU est plus ouverte, mais rien n’a été convenu [sur le sujet] lors des négociations de coalition », explique l’Allemande Linda Kalcher, directrice du think tank européen Strategic Perspective.
Le ministre allemand de l’environnement, le SPD Carsten Schneider, est lui aussi compétent en matière d’atome – la sûreté nucléaire étant dans ce portefeuille en Allemagne. Or il n’avait pas été mis tout de suite dans la boucle des négociations préparatoires à l’accord de Toulon, expliquent plusieurs sources. Loin d’être un partisan de l’atome, Schneider s’est déjà opposé plusieurs fois publiquement à Katherina Reiche sur le sujet. En mai, il l’avait forcée à revenir sur ses déclarations après qu’elle s’était dite ouverte au financement européen du nucléaire. Selon Linda Kalcher, le SPD pourrait décider d’aller à l’affrontement sur cette question.
Prudence allemande
Faute d’accord formel au sein de la coalition, le ministère allemand de l’économie et de l’énergie ne peut donc pas confirmer les propos français au sujet d’une future directive fixant des objectifs de consommation « bas carbone ».
Dans une réponse écrite à la question de Contexte sur l’existence d’un tel « deal », un porte-parole du ministère fédéral écrit : « Il n’y a pas eu d’accord sur un résultat spécifique […] ou sur la conception spécifique de l’objectif 2040. » L’accord portait sur une coopération plus étroite, qui « pourrait conduire à des propositions communes sur l’architecture énergétique européenne à l’horizon 2040 », ajoute-t-il.
« Nous ne sommes pas au courant » d’un tel accord, ajoute une autre source, cette fois au sein du ministère fédéral de l’environnement.
Même prudence lors d’une réunion ministérielle informelle sur l’énergie à Copenhague, dix jours après la rencontre de Toulon. France et Allemagne y étaient représentées par des directeurs d’administration. Les témoins d’une des sessions de travail sur le cadre réglementaire européen post-2030, organisée à huis clos, racontent des dissonances perceptibles entre les deux voisins.
Laurent Kueny – directeur de l’énergie, à la Direction générale de l’énergie et du climat – s’est félicité, au nom de la France, de l’accord trouvé avec Berlin sur le passage à des objectifs « bas carbone », racontent plusieurs participants.
Mais quand son tour est venu, son homologue allemand n’a rien évoqué de tel. Le malaise de Christian Schmidt était palpable, rapportent ces mêmes sources. Dans une tirade alambiquée, il aurait essayé de convoquer à la fois nucléaire et renouvelables. Tous notent qu’il s’est bien gardé de mentionner des objectifs bas carbone et aurait même plutôt laissé apparaître son soutien à une cible ambitieuse pour les renouvelables pour 2040.
« Beaucoup d’incompréhension »
Des circonlocutions difficiles à interpréter pour les Français, qui peinent à saisir le fonctionnement de la coalition et de la prise de décision en Allemagne. Une source à Paris avoue « beaucoup d’incompréhensions » dans les discussions en amont et pendant le sommet de Toulon. L’État allemand fonctionne avec des administrations permanentes très fortes, qui ne sont pas toujours renouvelées avec les changements de responsables politiques et qui peuvent être en conflit larvé avec leur ministre.
C’est le cas au ministère fédéral de l’économie et de l’énergie. L’administration est bien plus antinucléaire que la ministre Reiche. De l’aveu de plusieurs sources allemandes, la conservatrice peine ainsi, dans plusieurs domaines, à aligner ses services sur ses positions.
« Reiche n’est pas vraiment synchro avec l’administration de son ministère, j’ai vu ça sur plusieurs dossiers », affirme l’une d’elles.
Paris, qui voudrait décliner son accord de Toulon en mesures concrètes, va devoir prendre son mal en patience. D’ailleurs, au-delà des cercles Ferracci, d’autres interlocuteurs français sont plus prudents. Une source dans un autre ministère dit ne pas pouvoir confirmer d’accord avec les Allemands au sujet du mode d’expression des objectifs énergétiques favorisant le bas carbone. Une autre encore reconnaît des divergences entre le niveau politique, qui montre une certaine « ouverture », et les services plus réticents. Une troisième, interrogée sur l’existence d’un accord en faveur d’une directive bas carbone, estime que « ce n’est pas aussi précis que ça » et qu’on « n’en est pas encore là ».
Certains Français sont peut-être échaudés par un récent précédent. En mai, le nouveau chancelier avait déjà promis de s’engager officiellement en faveur du nucléaire en échange du soutien français sur sa stratégie gazière. Mais cette première tentative avait échoué faute d’accord préalable au sein de la coalition.
Un projet de déclaration issue de la rencontre du 7 mai entre Emmanuel Macron et Frederich Merz – qui a fuité et que publie Contexte – mentionnait noir sur blanc la volonté de « travailler sur une cible bas carbone unique ». Et promettait « No RED IV », donc pas de nouvelle directive sur les renouvelables. Ceci, en échange de la reconnaissance du gaz naturel « pour les États membres en ayant besoin comme technologie de transition vers la neutralité climatique ». Un texte que plusieurs ministres, notamment issus du SPD, n’auraient pas vu et encore moins validé, racontent deux interlocuteurs. Il n’a jamais pu être publié.
À la place, le 7 mai, une tribune commune était parue dans plusieurs médias européens. Emmanuel Macron et Friedrich Merz y plaidaient plus allusivement pour « un traitement non discriminatoire de toutes les énergies bas carbone au sein de l’Union européenne ».
À l’époque, se souvient une source à Berlin, « l’équipe de Merz s’était mal préparée pour sa rencontre avec Macron et une partie de ce sur quoi ils s’étaient mis d’accord avait dû être effacée parce que le chancelier n’avait pas réalisé qu’il avait besoin d’un accord de la coalition avant d’aller aussi loin ».
Cap sur la Commission
Depuis, les choses ont changé, veulent croire les Français. Cette fois, c’est la bonne, leur a-t-on assuré. Le président Macron lui-même s’est dit « convaincu » que les divergences du couple franco-allemand sur la question nucléaire étaient terminées, dans une interview à la FAZ le 1ᵉʳ octobre.
Friedrich Merz a appris de ses erreurs et sait désormais comment utiliser ces « deals » internationaux pour faire pression en interne sur d’autres membres de la coalition et sur l’administration, assurent plusieurs sources allemandes. Si le SPD n’a pas déjà plié, il finira par se ranger derrière le chancelier, veut-on croire de part et d’autre du Rhin.
« Lors du débat sur le budget [fédéral], la CDU a commencé à faire des concessions aux sociaux-démocrates dans différents domaines, comme les aides aux chômeurs. Il se peut qu’ils viennent les chercher par d’autres mesures, hors énergie, pour obtenir de la souplesse sur le nucléaire et le bas carbone », analyse un professionnel allemand de l’énergie.
D’autres estiment que, même sans accord au sein de la coalition, un « deal » porté par le duo Merz – Macron pèsera suffisamment au cabinet de la présidente de la Commission pour remplacer la directive RED par un objectif exprimé en bas carbone.